Livres de Raoul Ruiz

Le Transpatagonien

letranspatagonienRoman de Raoul Ruiz et Benoit Peeters. Edité par : Les Impressions nouvelles, ISBN 2906131555, Nb. Pages : 96 (2002)

Le Transpatagonien est un train d'un autre âge, qui traverse interminablement le Chili, de Puerto Montt à la Terre de Feu. À l'intérieur, pour passer le temps, les voyageurs - des représentants de commerce pour la plupart - racontent à tour de rôle leur histoire. Des histoires étranges, glissant de plus en plus dans le fantastique, où il est question d'une malle parlante, d'un enfant de choeur devenu lion, d'algues bleues aux troublantes facultés de mimétisme, et de sang qui se change en vin... Mais est-il prudent de s'abreuver de tels récits ? Bientôt, de curieux incidents surviennent dans le train, comme si les histoires commençaient à prendre corps....

Extrait :

"Une fois de plus, je m'étais beaucoup trop chargé. Je craignais de ne jamais parvenir à traverser la gare et à monter dans le train avant qu'il ne reparte...
Bon Dieu, que cette malle était lourde. Et que ces gens étaient lents à s'écarter. La prochaine fois, je m'arrangerais pour trouver un porteur.
Le wagon était bondé. Mais je n'avais plus le courage de traverser le train. Tant pis, j'attendrais. Une place finirait bien par se libérer.
à peine m'étais-je assis sur mon bagage que l'un des voyageurs m'adressa la parole :
- Cette malle, Monsieur, me rappelle une histoire curieuse dont j'ai été le témoin voici quelques années...
Et sans que personne l'ait particulièrement encouragé, il se lança dans son récit.La malle parlante
Sur cette ligne, je rencontrais fréquemment un petit homme qui se disait représentant en étoffes. Il gardait toujours sa valise à côté de lui, une valise de petite taille, beaucoup plus petite que la vôtre, Monsieur, mais qui devait être à peu près aussi lourde à en juger par les efforts qu'il faisait pour la soulever.
Et cet homme parlait, parlait, il parlait des nuits entières sans jamais paraître fatigué. L'histoire, la géographie, la géométrie, l'astrologie, la marche des affaires, l'ancienne poésie scandinave, tout, absolument tout l'intéressait et il n'était pas un seul sujet qui puisse le laisser muet.
Une nuit pourtant, alors que tous mes compagnons de voyage avaient sombré dans le sommeil, j'ai remarqué quelque chose de curieux. Les mouvements de ses lèvres ne correspondaient pas vraiment aux paroles que j'entendais.
Tout à coup, ses lèvres se sont immobilisées : il venait de s'endormir. Mais la voix, elle, ne s'était pas interrompue, continuant à raconter avec conviction l'épouvantable épidémie bovine qui, en 1924, avait ruiné sa famille.
J'ai compris que la voix venait de la valise.
Très doucement, je l'ai ouverte. Dissimulé sous quelques étoffes, un autre homme, exactement semblable à mon compagnon, se tenait à l'intérieur. Il lui avait certainement fallu beaucoup s'entraîner pour y tenir, car jamais vous n'auriez pu imaginer que quelqu'un pourrait seulement y entrer...
Bref, il m'expliqua qu'ils étaient jumeaux et qu'ils avaient inventé ce stratagème pour être toujours d'attaque. Jour et nuit, ils pouvaient continuer leurs affaires sans jamais sembler fatigués. La meilleure place, selon lui, était celle de la valise. Mais après une dizaine d'heures, on éprouvait l'irrésistible besoin de s'étirer et l'autre en profitait pour venir s'installer à l'intérieur.Sitôt ce récit terminé, mes voisins se mirent à le commenter, comme s'ils se connaissaient depuis longtemps.
- Je connais d'autres histoires de jumeaux, beaucoup d'autres... Tenez, je me souviens qu'un jour, à Santa Fe...
- Dire qu'on connaît beaucoup d'histoires est un mensonge. Les histoires sont peu nombreuses, et presque toutes se ressemblent.
Un vieil homme à la mine sombre, dont j'aurais juré qu'il n'avait pas suivi la conversation, prit alors la parole.
- Il m'étonnerait que vous en connaissiez beaucoup qui ressemblent à la mienne !Le vendeur de l'au-delà
La chose s'est passée voici près de vingt ans. Un soir d'hiver, je suis arrivé dans un village près de Chiloe. Il était fort tard et la pluie venait de se mettre à tomber en rafales.
Le seul hôtel était fermé. J'ai frappé à quelques portes, mais personne ne paraissait disposé à m'ouvrir. Seule l'église était ouverte. Je me suis installé au pied d'une colonne et je me suis endormi.
Quelques heures plus tard, il m'a semblé entendre une voix qui m'appelait. Je me suis relevé, j'ai regardé autour de moi : il n'y avait absolument personne. J'ai voulu sortir de l'église, mais les portes étaient hermétiquement closes.
- Il faudra vous résigner à rester avec moi jusqu'à l'aube..."
La voix était caverneuse, sa texture ne ressemblait à nulle autre. Levant les yeux, j'ai compris que c'était la statue au pied de laquelle je m'étais endormi qui s'adressait ainsi à moi.
- Je suis le Commandeur, me dit ce pesant personnage. Peut-être vous plairait-il, puisqu'il vous faut attendre ici le lever du jour, que je vous raconte mon histoire."
J'étais trop surpris pour protester. Et d'ailleurs, rien, je crois, n'aurait pu empêcher le Commandeur de se lancer dans son récit.
- Voici bien des années, commença-t-il, j'étais la propriété d'un milliardaire argentin. Devenu fort pieux à la fin de ses jours, l'homme tenait à moi plus qu'à tout. Il avait perdu son fils unique dans un accident de chasse et mourait sans héritier. Par une clause de son testament, il me léguait à cette église où il avait retrouvé la foi.
Hélas, peu d'années après mon arrivée ici, une grave révolte éclata dans la région et je fus à demi-détruit au cours d'une émeute. Les dégâts étaient si importants qu'aucun artisan du pays ne voulut entreprendre les réparations. On m'envoya en Italie, à Sienne, pour être restauré.
Inutile de vous le cacher : je ne tardai pas à me lier avec la femme du sculpteur. En ce qui me concerne, j'avais renoncé depuis longtemps aux superstitions bigotes de ma jeunesse et j'avais adopté le point de vue de Don Juan.
Chaque soir, pendant plusieurs mois, Consuela vint me rejoindre et passer plusieurs heures à mes côtés. Une nuit, hélas, son mari nous surprit. Il blessa grièvement sa femme et me porta des coups si terribles qu'il restait alors bien peu de moi.
L'homme fut interné et je fus envoyé à Barcelone, chez un artisan plus réputé encore. Mais la fatalité me poursuivait. La guerre civile éclata peu de temps après mon arrivée. Un groupe de républicains fanatiques s'empara de moi et entreprit de détruire le symbole obscurantiste que j'étais à leurs yeux. Ils furent arrêtés juste à temps par les franquistes et passés par les armes.
Enfin, suite à diverses circonstances que je vous épargne, je suis arrivé près de Fatima où j'ai été parfaitement restauré. Il ne restait plus la moindre trace des multiples avanies dont j'avais été la victime. Je crois même que j'étais mieux que je n'avais jamais été.
Hélas, le bateau qui devait me reconduire chez moi fut pris dans une tempête d'une incroyable violence qui le détourna de sa route. Nous avons dérivé vers le pôle Sud et bientôt nous nous sommes trouvés pris dans les glaces. Aucun marin ne survécut aux rigueurs de l'hiver austral.
Au printemps, une expédition scientifique découvrit le navire et s'intéressa à moi. Ils me ramenèrent avec eux en Argentine et me confièrent à un triste musée. Mais un vieil aveugle me reconnut en me touchant et je fus remis à ma place dans cette église, près de sept ans après l'avoir quittée.
Vous comprendrez, Monsieur, que ne plus bouger soit devenu mon désir le plus cher. Dans ce village, mon immobilité est même un sujet de plaisanteries. Ici, on appelle le Convive de pierre celui qui ne se rend jamais aux invitations.
Comme je ne me déplace pas, ce sont les autres qui me rendent visite. Je suis, croyez-le si vous le voulez, l'objet d'une sorte de culte. On vient me déposer d'absurdes quantités de nourriture, une nourriture presque toujours détestable. Les Indiens, souvent, se mettent à danser devant moi. Les amoureux font des serments en me serrant convulsivement la main. Une fois, quel manque de goût, un couple est même venu se suicider au pied de cette colonne.
Le ton du Commandeur se fit soudain plus pressant :
- Monsieur, me demanda-t-il, accepteriez-vous que moi, le Convive de pierre, je vous invite à partager mon repas ?"
Je n'avais rien mangé depuis vingt-quatre heures. Pourquoi diable aurais-je refusé ? La nourriture qui était à ses pieds lui paraissait peut-être détestable. Pour moi, elle était fort à mon goût et je dînai de bon appétit.
Le repas terminé, le Commandeur me tint ces étranges propos :
- Le jour va bientôt se lever. Les portes de l'église ne tarderont pas à s'ouvrir. Je vais devoir vous demander de me laisser... Voyez-vous, si je ne bouge pas, je suis pourtant loin d'être solitaire. Des femmes du village viennent me rendre visite. Je leur parle, je m'amuse à leur faire peur. A vrai dire, je crois que je leur plais beaucoup.
- Mais les contentez-vous vraiment ? lui demandai-je brutalement.
La voix du Commandeur se mit à trembler. Je compris que j'avais touché juste. Ces femmes qui se je-taient à ses pieds, il était devenu incapable de leur rendre les hommages qu'elles attendaient de lui.
C'est à ce moment, messieurs, que je fus saisi d'une inspiration comme je n'en ai eu que deux ou trois dans ma vie. J'ai proposé au Commandeur une association singulière : chaque matin, je resterais près de lui dans l'église et, le moment venu, j'achèverais ce qu'il avait commencé.
Le succès de notre alliance dépassa toutes les espérances : en peu de temps, je devins le Don Juan de la Patagonie...
A la longue pourtant, on se fatigue de toutes choses, y compris des succès galants. C'est sans doute pour cette raison qu'un jour je cédai à l'absurde désir qui me tenaillait depuis longtemps. J'invitai le Commandeur à quitter un moment l'église pour venir dîner avec moi.
Je m'étais préparé à son refus. Son acceptation me stupéfia.
Nous mangeâmes ensemble, dans une maison aban-donnée. Vers la fin du repas, comme nous nous faisions part de notre commune lassitude, le Commandeur m'expliqua son plan :
- Le moment est venu pour vous de disparaître. Dès lors que j'ai accepté votre invitation, chacun dans ce village croit que l'heure de votre mort est arrivée. Quant à moi, tout ceci m'arrange fort bien. La nouvelle de votre assassinat ravivera la terreur qui jadis s'attachait à mon nom. Je laisserai entendre que je vous ai puni de votre arrogance et votre rationalisme. Ces ploucs seront terrorisés. Ils me laisseront enfin tranquille.
Son plan me convainquit. Je disparus la nuit même et, bien des années durant, je m'abstins de remettre les pieds dans la région. Mais voici cinq ans, j'ai eu la se-conde de mes grandes intuitions. J'ai décidé de retourner dans le village et d'y jouer les revenants.
Je suis réapparu un soir, dans mes vêtements d'autrefois, mon éternelle valise à la main, et je suis allé m'asseoir au pied de la statue. Passé le premier moment de stupeur, l'une des villageoises m'a prié d'ouvrir ma valise, s'offrant à m'acheter son contenu à n'importe quel prix. Depuis, je repasse deux fois l'an, proposant des marchandises de l'au-delà. C'est l'origine de ma fortune, messieurs, car ces denrées n'ont pas de prix.Sans perdre de temps, le vieillard ouvrit sa valise.
- Tenez, messieurs, les voilà, ces marchandises pour lesquelles on se bat !
- Ainsi, fit un autre sans lui laisser la moindre chance de placer sa pacotille, c'est vous le vendeur revenu des enfers. Eh bien, Monsieur, je suis heureux de vous connaître, car moi aussi, figurez-vous, je suis un voyageur de l'au-delà."