Extrait
Hors champ : Est-ce que vous craignez les universitaires, ou plus généralement le travaux académiques qui ont porté sur vos œuvres ?
Raoul Ruiz : Ce que je redoute surtout, ce sont les cloisonnements, la tendance à la spécialisation qui est, qu'on le veuille ou pas, le propre de l'Université aujourd'hui. Et pourtant son nom dit plutôt le contraire : universitas, l'universel.
HC : Que pensez-vous néanmoins de l'enthousiasme que vous avez généré auprès de certains milieux universitaires ?
RR : En vérité, je me sens flatté. Je ne suis pas un vrai universitaire. J'ai fait trois ans de droit, un peu de théologie. Et c'est tout. La première fois que j'ai mis les pieds à la Sorbonne c'était pour assister à une thèse sur l'un de mes films, L'hypothèse du tableau volé [1979]. Ceci dit, la plupart de mes amis sont des universitaires, la plupart des gens qui s'intéressent à mes films sont des universitaires. Ceci m'a d'ailleurs donné la possibilité d'enseigner à l'Université.
HC : Les textes qui sont repris dans le recueil Poétique du cinéma sont tirés de cours et de conférences que vous avez donnés à l'Université ?
RR : Ça vient de cours que j'ai donnés à Harvard, de conférences à Duke et en Colombie. Les textes ont été remaniés, et j'ai écrits quelques textes en plus. … Mais j'ai un peu peur de publier, parce que, surtout dans mon pays, le Chili, où ces textes ont été traduits, ils ont donné lieu à une espèce de fascination dangereuse. Vous savez, au Chili, il n'y a pas de juste milieu. Soit ils ne lisent rien, soit ça devient un texte culte. Dans les deux cas, c'est compliqué.
HC : Vos textes sont devenus des textes cultes au Chili ?
RR : Pire que ça. Il y a un mouvement politique qui se réclame de mes textes. Ce qui m'étonne. Je ne crois pas qu'on puisse sortir un mouvement politique de mes textes. En même temps, comme c'est un pays qui a un sens de l'humour très bizarre, on ne sait jamais si c'est vrai ou si on plaisante. Et c'est peut-être mieux comme ça.
HC : Vous défendez dans certains de vos films une politique, qui passe par une transformation des modes de production ?
RR : Oui. Prendre au sérieux une dimension politique au cinéma, c'est renier complètement un certain système de production. Maintenant, c'est tout à fait possible. À l'époque où j'écrivais cela, c'était une sorte d'idée générale. Partons du principe qu'il faut commencer par des images, que les images précèdent la narration. C'est bête comme tout. Mais ceci implique que l'image est ouverte, et que la narration va la fermer. Donc il faut commencer par filmer, après éventuellement retravailler un texte, ensuite filmer à nouveau. C'était impossible, ou très difficile, en 89, 90. Il y avait un peu de caméra vidéo, mais pas tellement. Maintenant, cela devient tout à fait possible et admis par le cinéma. Si on veut nuancer et aplatir un peu le star system, c'est nécessaire. Le star system consiste à réduire 20,000 comédiens bien, à 2,000 presque géniaux, à 20 qui sont choisis presque au pif, et qui deviennent les seuls possibles. C'est ça le star système. Si on réussit à un peu nuancer ce star system qui a ses mérites pour l'industrie qui a besoin que les gens puissent connaître les visages, on arrivera peut-être à produire des films qui échappent complètement aux normes.
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Nous sommes restés très proches et très amis depuis lors.
Nous avons eu divers projets qui ont vu le jour : un film sur le peintre Jean Miotte (Miotte vu par Ruiz N.D.L.R), qui a été acheté par la plupart des musées américains, et Cofralandes un ensemble de six films documentaires sur le Chili aujourd'hui.
C'est ainsi que j'ai eu l'occasion de découvrir le Chili, un pays que j'ai immédiatement aimé. A la fois à cause de son immensité - sa géographie est, en soi, fascinante - et de son côté " Europe du bout du monde ".
C'est ainsi aussi que j'ai découvert d'où était issu Raùl Ruiz, et d'où lui venait cet esprit profondément imaginatif, ludique, jouisseur, paradoxal en même temps que très ancré dans le réel.
J'ai eu l'occasion de rencontrer sa mère et l'appartement où il passa son enfance. Un appartement où elle habite toujours. J'ai pu ainsi admirer les tableaux qui le firent rêver. Des tableaux représentants des bateaux et des marins sur toutes les mers du monde.
C'est au cours d'un de ces voyages que nous avons eu l'idée de produire un film qui se passerait au Chili. Raùl Riùz n'y avait plus tourné de film de fiction depuis plus de trente ans. L'idée lui faisait peur en même temps qu'elle l'excitait. Il n'avait plus utilisé ni la langue espagnole (dans ses films !), ni d'acteurs chiliens depuis lors.
Très vite, il m'a parlé de ce court roman du début du siècle dernier de Federico Gana, un auteur très connu au Chili, très peu ailleurs. Je l'ai lu, Raùl a écrit un scénario, et nous nous sommes lancés dans l'aventure.
Je crois que le résultat est tout-à-fait exceptionnel. Exceptionnel parce que c'est un film hors du temps et inclassable. Exceptionnel parce qu'il marque un tournant dans l'oeuvre de Raùl Ruiz : il est à la fois l'aboutissement de toutes ses recherches sur la narration cinématographique en même temps qu'un retour aux sources, donc empreint de nostalgie, de mélancolie, d'alcool. De tout ce qui constitue la culture chilienne, l'âme chilienne.
Si le terme ne risquait pas de " porter malheur ", je dirais qu'il s'agit d'un film-testament. Parce qu'il parle de la vieillesse, de la mort et de la vie. Parce qu'aussi, il est, ce qui est rare dans l'oeuvre de Raùl Ruiz, " sentimental ".
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