Cinéma et imaginaire baroque
Emmanuel Plasseraud, Essai (broché). Paru en 12/2007 Presses Universitaires Du Septentrion, Collection Arts Du Spectacle Images Sons, ISBN 2757400231
Le style baroque, défini dans un premier temps par Aloïs Riegl et Heinrich Wölfflin à partir de l'art du XVIIe siècle, est devenu un concept qui s'est élargi au-delà de ses frontières initiales, si bien que l'on a pu l'appliquer, par exemple, au cinéma, art du 20e siècle. En effet, parce qu'il est un dispositif de projection d'ombres, d'artifices, d'illusions, de mise en mouvement des images, le cinéma semble correspondre au désir profond du baroque de dépasser la représentation réaliste du monde pour accéder à la dimension de l'imaginaire. Mais cette utilisation du concept de baroque au cinéma ne va pas de soi, et tout l'enjeu de ce livre, qui vient après des tentatives éparses et parfois contradictoires, est d'offrir une présentation synthétique d'un cinéma baroque qui est envisagé sous l'angle de sa métaphysique illusionniste et de sa physique de l'infiniment divers.
Il s'agit donc de proposer une théorie du cinéma au regard du baroque, à partir d'analyses d'oeuvres de cinéastes qui se sont dits influencés par ce style, comme Raoul Ruiz, Peter Greenaway ou Emir Kusturica. C'est aussi l'occasion de relire les films de réalisateurs reconnus, comme Orson Welles, Federico Fellini, Max Ophuls, Alain Resnais ou David Lynch et de découvrir des cinéastes plus marginaux, comme Kenneth Anger, Jos Stelling, Alejandro Jodorowsky, Wojciech Has ou Carmelo Bene.
Pour ces cinéastes, le baroque n'est pas qu'un style du passé. Il est un miroir qui permet surtout de penser notre monde moderne, et d'offrir au cinéma des possibilités de renouvellement formel laissant espérer, pour l'avenir, de riches perspectives de développements.
Emmanuel Plasseraud est docteur en cinéma et enseigne à l'Université de Lille 3, où il poursuit des recherches sur la réception sensible des films et le cinéma d'Europe de l'Est. Il a collaboré à plusieurs revues (Cinémathèque, Vertigo). Il est également réalisateur de films documentaires (1956 - Une sale histoire, Europe : frontière est) et de court-métrages de fiction. Cinéma et imaginaire baroque est son premier livre.
Extrait du livre :
Reflets illusoires
En quoi l'image cinématographique trompe-t-elle ? Peut-être déjà simplement en ceci : elle ne possède que deux dimensions spatiales, alors que nous vivons dans un monde qui en possède trois. De la profondeur, elle ne peut donner que l'illusion. A cet égard, elle ressemble, à s'y méprendre, à des images que nous rencontrons tous les jours : les reflets que nous renvoient nos miroirs. D'ailleurs, rien ne permet de distinguer, sur la surface plane de l'écran, la réalité de son reflet. L'effet consistant à filmer une scène à travers un miroir, puis à reculer la caméra, ou à faire entrer un personnage entre la caméra et le miroir, a été trop souvent utilisé pour provoquer encore de grande surprise, mais il dit bien la similarité entre l'image spéculaire et l'image cinématographique. Toutes deux sont des pièges où se leurrent ceux qui croient voir la réalité là où il n'en existe qu'un reflet trompeur. On pourrait, à la rigueur, concevoir un film tourné entièrement à travers des miroirs, personne ne pourrait s'en rendre compte. Cet effet de trompe-l'oeil s'inscrit parfois dans les films baroques pour indiquer, justement, ce que les images peuvent avoir d'illusoire, comme dans les oeuvres de Losey, ou de Kusturica. Il n'est d'ailleurs pas sans rappeler certaines peintures que l'on trouve dans les églises baroques de Bohême, qui frappent par les extrêmes contre-plongée de leurs compositions. Les peintres n'ont pu, physiquement, reproduire de telles perspectives directement, car elles leur demandaient d'occuper une position impossible pour pratiquer leur art. N'ont-ils pas plutôt peint les reflets de miroirs posés au sol ? C'est en tout cas l'hypothèse proposée par Michel Thévoz, à propos du tableau de Vélasquez Les Menines, ce tableau déjà commenté par Foucault dans Les Mots et les choses et par Severo Sarduy dans Barroco, qui estiment que le sujet du tableau est ce qui en est absent, sauf par son reflet, le couple royal qui apparaît dans le miroir du fond. Ce serait ce que le peintre du tableau peint. Mais ça n'explique pas les différentes postures des suivantes, ni le titre. Thévoz propose donc l'idée que Vélasquez s'est peint, par le biais du reflet de miroirs assemblés - car on n'en fabriquait pas d'aussi grands à l'époque -, en train de peindre Les Menines (d'où le titre), au moment où le couple royal est entré dans son atelier (d'où les poses différentes des suivantes, selon qu'elles aperçoivent ou non les monarques). Les Menines serait donc le reflet de ce que voyait le peintre, le reflet des Menines. Le baroque commence lorsque le sujet de la représentation n'est plus le réel, mais son reflet dans un miroir ou une étendue d'eau.
Le style baroque, défini dans un premier temps par Aloïs Riegl et Heinrich Wölfflin à partir de l'art du XVIIe siècle, est devenu un concept qui s'est élargi au-delà de ses frontières initiales, si bien que l'on a pu l'appliquer, par exemple, au cinéma, art du 20e siècle. En effet, parce qu'il est un dispositif de projection d'ombres, d'artifices, d'illusions, de mise en mouvement des images, le cinéma semble correspondre au désir profond du baroque de dépasser la représentation réaliste du monde pour accéder à la dimension de l'imaginaire. Mais cette utilisation du concept de baroque au cinéma ne va pas de soi, et tout l'enjeu de ce livre, qui vient après des tentatives éparses et parfois contradictoires, est d'offrir une présentation synthétique d'un cinéma baroque qui est envisagé sous l'angle de sa métaphysique illusionniste et de sa physique de l'infiniment divers.
Il s'agit donc de proposer une théorie du cinéma au regard du baroque, à partir d'analyses d'oeuvres de cinéastes qui se sont dits influencés par ce style, comme Raoul Ruiz, Peter Greenaway ou Emir Kusturica. C'est aussi l'occasion de relire les films de réalisateurs reconnus, comme Orson Welles, Federico Fellini, Max Ophuls, Alain Resnais ou David Lynch et de découvrir des cinéastes plus marginaux, comme Kenneth Anger, Jos Stelling, Alejandro Jodorowsky, Wojciech Has ou Carmelo Bene.
Pour ces cinéastes, le baroque n'est pas qu'un style du passé. Il est un miroir qui permet surtout de penser notre monde moderne, et d'offrir au cinéma des possibilités de renouvellement formel laissant espérer, pour l'avenir, de riches perspectives de développements.
Emmanuel Plasseraud est docteur en cinéma et enseigne à l'Université de Lille 3, où il poursuit des recherches sur la réception sensible des films et le cinéma d'Europe de l'Est. Il a collaboré à plusieurs revues (Cinémathèque, Vertigo). Il est également réalisateur de films documentaires (1956 - Une sale histoire, Europe : frontière est) et de court-métrages de fiction. Cinéma et imaginaire baroque est son premier livre.
Extrait du livre :
Reflets illusoires
En quoi l'image cinématographique trompe-t-elle ? Peut-être déjà simplement en ceci : elle ne possède que deux dimensions spatiales, alors que nous vivons dans un monde qui en possède trois. De la profondeur, elle ne peut donner que l'illusion. A cet égard, elle ressemble, à s'y méprendre, à des images que nous rencontrons tous les jours : les reflets que nous renvoient nos miroirs. D'ailleurs, rien ne permet de distinguer, sur la surface plane de l'écran, la réalité de son reflet. L'effet consistant à filmer une scène à travers un miroir, puis à reculer la caméra, ou à faire entrer un personnage entre la caméra et le miroir, a été trop souvent utilisé pour provoquer encore de grande surprise, mais il dit bien la similarité entre l'image spéculaire et l'image cinématographique. Toutes deux sont des pièges où se leurrent ceux qui croient voir la réalité là où il n'en existe qu'un reflet trompeur. On pourrait, à la rigueur, concevoir un film tourné entièrement à travers des miroirs, personne ne pourrait s'en rendre compte. Cet effet de trompe-l'oeil s'inscrit parfois dans les films baroques pour indiquer, justement, ce que les images peuvent avoir d'illusoire, comme dans les oeuvres de Losey, ou de Kusturica. Il n'est d'ailleurs pas sans rappeler certaines peintures que l'on trouve dans les églises baroques de Bohême, qui frappent par les extrêmes contre-plongée de leurs compositions. Les peintres n'ont pu, physiquement, reproduire de telles perspectives directement, car elles leur demandaient d'occuper une position impossible pour pratiquer leur art. N'ont-ils pas plutôt peint les reflets de miroirs posés au sol ? C'est en tout cas l'hypothèse proposée par Michel Thévoz, à propos du tableau de Vélasquez Les Menines, ce tableau déjà commenté par Foucault dans Les Mots et les choses et par Severo Sarduy dans Barroco, qui estiment que le sujet du tableau est ce qui en est absent, sauf par son reflet, le couple royal qui apparaît dans le miroir du fond. Ce serait ce que le peintre du tableau peint. Mais ça n'explique pas les différentes postures des suivantes, ni le titre. Thévoz propose donc l'idée que Vélasquez s'est peint, par le biais du reflet de miroirs assemblés - car on n'en fabriquait pas d'aussi grands à l'époque -, en train de peindre Les Menines (d'où le titre), au moment où le couple royal est entré dans son atelier (d'où les poses différentes des suivantes, selon qu'elles aperçoivent ou non les monarques). Les Menines serait donc le reflet de ce que voyait le peintre, le reflet des Menines. Le baroque commence lorsque le sujet de la représentation n'est plus le réel, mais son reflet dans un miroir ou une étendue d'eau.